Damien Cabanes naît en 1959 à Suresnes, France. Peintre et sculpteur, l’un des caractères de l’œuvre de Damien Cabanes tient au fait que l’artiste intègre dans une même démarche le geste du peintre et celui du sculpteur, renvoyant les deux techniques face à face. Pour Damien Cabanes, le rôle de la couleur est essentiel car elle possède un pouvoir spatial qui peut modifier les volumes en les agrandissant, les rétrécissant, les éloignant ou en les rapprochant.

Un artiste qui travaille la notion de simplicité, Damien Cabanes exclut de son champ de recherche toute interrogation sur le signe ou le sens en train de se constituer. “Je recherche ça, l’enfance, et il y a dans mon approche un côté ludique, un côté très simple, qui peut parfois aller de pair avec quelque chose de plus terrifiant,” dit Damien Cabanes.

Selina Ting
Paris, Oct 2011

DC – Damien Cabanes
ST – Selina Ting pour initiArt Magazine

ST : En regardant rétrospectivement votre travail, on discerne des périodes différentes. Tout a bord il y a les peintures abstraites de la fin des années ‘80 jusqu’au début ‘90, puis il y a la période des autoportraits et des portraits. Ensuite, des sculptures abstraites colorées, des paysages, et plus récemment, le retour au portrait d’enfants. Comme dénominateur commun pour toutes ces périodes, qui est également au cœur de votre démarche artistique, il y a la notion d’abstraction dans la simplicité d’exécution.

DC: C’est tout à fait vrai que dans mon travail, il y des périodes différentes. C’est assez varié. A l’intérieur de chaque période, il y a des contraintes très rigides, très planifiées, qui correspondent à une série très précise. En gros, mon travail est basé sur le geste. Les premières peintures sont de la laque posée avec un pinceau imbibé ; je pose des tâches sur une toile qui est posée à l’horizontal. Au départ, la tache de laque est toute petite, puis la laque se répand, et au bout de deux heures, la tache gonfle.

ST : l’idée de peindre de cette manière c’est d’appuyer le pinceau pour libérer la couleur ?

DC: Oui, c’est pour ça que sur les taches ou la peinture qui gonfle, les formes ne sont pas dessinées, il n’y a pas la volonté de dessiner, cela afin que l’attention ne porte que sur la couleur. En même temps, c’est la peinture ou le matériel en soi qui crée la forme. 

ST : Cette idée de laisser faire les matériaux pour créer une forme peut faire allusion aux expansions de César, par exemple. Il me semble que depuis le début de votre travail, vous montrez une préférence pour le relief, pour le matériau, même si l’on parle ici de peinture.

DC: Oui, tout a fait. Il y a un goût pour le matériau en soi, et l’envie de partir du matériau aussi, pour que la peinture devienne presque un objet. Je vois les choses d’une manière assez matérielle, il y a souvent un volume, même si c’est là ce que vous voyez, c’est très plat.La matière certes, maisl’espace et le temps aussi sont importants : ils jouent un rôle significatif dans les processus de la création. Par ailleurs, mon passage de la peinture à la sculpture est également lié aux contraintes matérielles et spatiales : à l’époque, je travaillais dans un squat ou il y avait beaucoup d’artistes, et beaucoup de bruit, j’étais obligé de travailler avec rapidité. Et puis, il n’y avait pas d’espace pour faire de la sculpture. J’ai attendu jusqu’au début des années ‘90 pour faire de la sculpture. En tout cas, l’idée par dessus tout cela, c’est de rester le plus simple possible : ce qui m’intéresse, c’est l’efficacité du geste simple.

Je recherche ça, l’enfance, et il y a dans mon approche un côté ludique, un côté très simple, qui peut parfois aller de pair avec quelque chose de plus terrifiant.

— Damien Cabanes.

ST : Par contre, les peintures de carrés sont faites avec le pinceau et on voit la trace du pinceau.  

DC : Oui, chaque carré de couleur est équivalent à la largeur d’un pinceau plat. C’était peu après avoir peint de l’abstraction, j’ai eu envie de redonner une structure et de reprendre les pinceaux. Là encore, c’est très simple : un coup de pinceau pour chaque couleur, et un mouvement du poignet. 

ST : Ce sont toujours de grands formats. Est-ce que la dimension joue beaucoup ?

DC : Oui. C’est important pour moi d’avoir une grande surface, parce qu’il y a un rapport au corps avec celui qui regarde. Il faut un vrai face-à-face. La frontalité était importante à cette époque de mon travail.

ST : Qu’est-ce que vous a poussé à la recherche de la couleur ?

DC: La couleur a deux pouvoirs très forts : le pouvoir émotif, pour exprimer l’émotion et les sensations, et le pouvoir spatial et rétinien, qui peut être un peu hypnotisant. Après, c’est mon instinct de coloriste, quand il s’agit de faire le choix de la couleur.

ST : Votre recherche insiste sur les problématiques intrinsèques de la peinture. Personnellement, que représentent tous ces gestes ?

DC : Pour moi, l’intérêt c’est qu’il y a un détachement en apparence, mais qu’en fait on arrive quand même à exprimer beaucoup de choses. Ça peut paraitre contradictoire mais c’est un peu la magie de la peinture, parce que l’émotion de la couleur est très forte, et est à l’intérieur de la matière.

Damien Cabanes, “Saskia en robe rouge sur fond jaune”, 2008. Peinture à l’huile sur toile. 187 x 245 cm. Courtesy Galerie Eric Dupont, Paris.

ST : De la pure abstraction à l’abstraction plus structurée, puis à la figuration au début des années 1990, était-ce un passage psychologique pour le peintre, ou une enquête plastique ? 

DC : C’était en 1993, quand j’ai commencé à peindre des autoportraits. J’en avais assez de la plénitude de la peinture abstraite. Ça a été le prétexte pour travailler sur le volume et la forme. A l’époque, je ne pouvais pas payer des modèles, donc j’ai acheté un grand miroir pour faire une série d’autoportraits. Avant, j’avais toujours pensé que, en tout cas, la peinture était par nature abstraite. Quand j’ai commencé à peindre des portraits, je me suis aperçu que l’objet que l’on représente, ça exprime quelque chose, même au-delà de la plus pure plasticité ; surtout la représentation de la figure humaine.

ST : Cette transition de la peinture abstraite aux autoportraits est-elle psychologiquement difficile pour un peintre ?

DC : C’est vrai que la psychologie de la personne est assez puissante. Avoir un modèle, ce n’est pas neutre non plus. Avoir une présence, une conscience devant soi c’est assez lourd, ce n’est pas neutre. Un groupe de modèles par contre crée une distance par rapport à soi parce qu’ils se parlent entre eux. Je me suis plus penché sur la composition. Les portraits sont devenus plus abstraits.

ST : Les couleurs sont très sombres, très mélancoliques.

DC : C’est moins ludique. Ça exprime un peu le côté existentiel d’être là, ici, maintenant, sans savoir pourquoi : une chose qui est rendue possible d’abord par la présence physique du modèle qui est devant soi, et qui me renvoie à ma propre présence, à mon propre corps.

ST : Quelle relations avez-vous avec les modèles ? Ce sont vos amis, des proches ?

DC : Ce ne sont presque jamais des modèles professionnels, parce que les poses dans ce cas sont artificielles. Ce sont de gens de tous les jours, des enfants d’amis, des adolescents qui ont besoin gagner un peu d’argent.

Les trois ados, 2007, huile sur toile, 181 x 245 cm. Courtesy galerie Eric Dupont, Paris.

ST : Pourquoi sont-ils souvent allongés avec les yeux fermés ?

DC : Parce qu’ils ont fait la fête la veille. [Rires] C’est assez fort psychologiquement, la relation avec le modèle, parce qu’on ne se connaît pas, et eux ne se connaissent pas entre eux non plus, donc il y a une tension, parfois une attraction entre une fille et un garçon, et ils se sentent gênés, ils baissent les yeux. Donc, il y a pleine de choses amusantes qui se jouent là-dedans. Quand ils se connaissent par contre, leurs attitudes sont différentes, leurs expressions sont différentes aussi. Depuis que j’ai perdu mon atelier de peinture à l’huile, je fais des gouaches sur papier. C’est des peintures faites très rapidement, en deux ou trois minutes. Souvent ce sont des enfants. Les couleurs sont plus ludiques.

ST : Vous avez fait des peintures abstraites, des portraits, des autoportraits, des paysages. Est-il possible de trouver une ligne directrice dans tout ce travail ?

DC : Je crois que même si les peintures sont très différentes, ça reste vraiment une peinture qui est incarnée. Ça veut dire que même s’il y a une image, l’importance n’est pas dans l’image mais dans l’expression qui avant tout est dans la peinture elle-même. Je crois que la peinture a un pouvoir expressif, qui est presque magique parce qu’il y a une émotion qui ressort, on ne peut pas expliquer pourquoi ; c’est des pigments broyés avec de l’huile ou de l’eau ; enfin avec un liant ; et pourquoi, assemblés d’une certaine manière, ça peut exprimer quelque chose de puissant et de fort ? C’est ça qui m’intéresse, c.-à-d., c’est vraiment l’expression de la peinture elle-même. Même si après dans la figuration le côté psychologique renforce ou joue aussi, c’est avant tout la peinture elle-même qui exprime quelque chose. Il n’y a pas d’illustration de concept dans mon travail : il n’y a pas de concept pour commencer, et après je cherche des moyens plastiques : non, ça vient vraiment la peinture en elle-même au moment où je la fais, et d’une manière automatique il y a une émotion qui rentre dans l’objet, dans l’œuvre.

ST : Au moment où vous avez décidé de peintre, avez-vous décidé également de mettre à bas l’idée de la mort de la peinture ?

DC : J’ai toujours entendu ça, c’est cyclique, surtout en France. Je me rappelle qu’à la fin des années 1970, j’étais allé voir Pierre Soulage avec des peintures sous le bras. Je lui ai posé la question, et il m’a dit : « Vous aimez peindre ? Tant que des gens aiment peindre, la peinture ne sera pas morte.» Ça m’est toujours resté. Dans les années 1980, il y a eu toute une avalanche de peinture, il y avait Jean-Michel Basquiat, Schnabel, la trans-avant-garde, Gérard Garouste, etc… La génération suivante opère un retour plus conceptuel. Mais je ne pense pas que les nouvelles technologies ou media vont annuler ce qui existait avant. Je pense que la peinture est tellement directe, proche du corps, que ça existera toujours. De toute façon, dans les nouveaux media, la peinture réapparaît aussi, chez les photographes, les vidéastes, il y a tous les grands thèmes de la peinture classique.

ST : Est-ce qu’il y a encore de nouvelles idées à proposer en peinture ? Quand on dit que la peinture est morte, ne serait-ce pas une façon d’insinuer que l’on a tout essayé dans l’histoire de la peinture ?

DC : Pas besoin de chercher de nouvelles choses, si les formes existantes sont suffisantes pour exprimer ce que l’artiste veut exprimer. Tout dépend du besoin intérieur de l’artiste : pour qu’il y ait des changements dans les moyens d’expression, il faut que cela corresponde à un besoin profond chez l’artiste.

Sculptures

Série de sculptures dans l’atelier de Damien Cabanes. Photo par Selina Ting. ©initiArt Magazine 2011.

ST : Au départ, dans la sculpture, vous commencez par le plâtre ?

DC : Oui, un matériel qui est moins modelable.

ST : Qu’est-ce que vous cherchez dans la sculpture en employant ainsi des formes simples ?

DC : On ne sait pas trop d’où ça vient, les formes, on les a en soi. C’est en bricolant qu’on les trouve. Mais je sais que ça correspond à quelque chose qui est en moi. Je suis le premier spectateur de mon travail, je n’ai pas l’idée de vouloir illustrer un concept, je travaille, et après je vois ce qui apparaît. Je fais quand même des petits dessins ou des maquettes préparatoires, puis j’en construis une, qui me donne une idée, puis une autre, ça vient comme ça. Après, expliquer ce que j’ai voulu, ça je ne sais pas. [Rires]

ST : Vous avez créé toute une série de petites sculptures abstraites que vous nommez «tortillons ». Quand on les regarde, on a l’impression d’observer de petits animaux, voire des virus sous un microscope. D’où vient cette caractéristique organique ?

DC : C’est vrai qu’il y une dimension très organique : ce sont des bouts de terre crue, et ces sculptures sont toujours faites sur le même principe qui est défini à l’avance. C’est un petit morceau de terre sur lequel je badigeonne des petites bandes de couleur avant de l’enrouler, et après juste une petite flexion du poignet qui crée une forme, et selon l’épaisseur de la terre, et la force de la torsion, ça créé une infinité de formes. Certaines sont pliées, écrasées, allongées. Et même dans chaque famille de formes, ça se ré-divise à l’infini. Le morceau de terre est varié aussi. Il peut être carré, rond comme une baguette, ou informe : après la torsion, ça donne des formes différentes. Puis la couleur joue aussi.

Damien Cabanes, série « tortillons », posés sur des plateaux en polystyrène.

ST : Combien de petites sculptures avez-vous fait ?

DC : J’en ai fait cinq mille. Mais je pourrais faire cinq cent mille tortillons sans m’ennuyer ! Il y a un côté très enivrant, comme si on cherchait un but ; donc pour essayer de l’atteindre on restreint au maximum les données, mais plus on essaye de s’en approcher, plus le but se dérobe, et après on s’aperçoit que le but recherché n’existait pas, et on est propulsé dans l’infini. C’est peut-être ça le but de la recherche. Il y a un effet très grisant quand on le fait, et on ne peut plus s’arrêter.

ST : Il y a tout un jeu de hasard aussi… 

DC : Il y a la part du hasard, un sentiment d’émerveillement devant ce qui est sorti des mains, un peu comme quand j’ai renversé de la peinture : étonnement de voir ce qui surgit.

ST : La présentation prend toujours la forme d’une installation qui regroupe une cinquantaine de petites sculptures ?

DC : Les sculptures sont très baroques, des formes différentes. C’est une grande série, mais en même temps chaque sculpture est autonome. Pour les présenter, je les place chacune sur un petit plateau en polystyrène, pour les isoler et donner à chacune leur propre espace, tout en contrôlant la vision générale. L’installation est très bien organisée, par opposition au côté un peu informel de la sculpture.

ST : On constate le même cheminement de l’abstraction à la figuration dans la sculpture. Une caractéristique intéressante dans la sculpture figurative, c’est la liberté avec les proportions : souvent les pieds, les mains, les visages sont plus grands que le corps.

DC : En effet ; parce que quand je travaille, j’enlève très peu mais j’ajoute toujours de la matière, de la terre. Des sculpteurs comme Giacometti enlèvent et remettent ; Giacometti enlevait beaucoup. Moi, je n’enlève pas. Les endroits les plus subtils à faire, comme les visages, les mains et les pieds, j’y ai travaillé plus longtemps, donc ils sont plus grands. Le temps de travail s’exprime dans la forme aussi.

ST : J’aime beaucoup les traces de doigt et cet état d’inachevé ; peut-être que c’est cette manière de poser la matière pour donner forme aux œuvres qui leur permet de sortir de tout canon de perfection. Comme si c’était un retour vers le début de l’histoire de l’art avec tous ces caractères primitifs, pré-modernes. On sent la rapidité, mais en même temps c’est un choix, une démarche artistique, singulière à l’artiste.

DC : C’est ça !

ST : Merci beaucoup !


Damien Cabanes

Né à Suresne en 1959, vit et travaille à Paris.
Damien Cabanes a étudié à l’école Nationale des Beaux-Arts de 1978 à 1983.
Expositions personnelles (les plus récentes) : 2011 : Museum of Modern and Contemporary art, Saint-Etienne. 2010 : Figures modelées, Abbaye Saint-Jean d’Orbestier, Château D’Olonne ; Une partie de campagne, L’Atelier Blanc, Villefranche sur Rouergue, Residence/workshop, Maison des arts, Malakoff. 2009 : Corps à corps, Claudine et Jean-Marc Salomon Foundation, curator : Philippe Piguet, Alex. 2008: Galerie Eric Dupont, Paris; Regional Found of Contemporary Art (FRAC) of Haute-Normandie, Caen. 2007: This phrase is chosen with care, Mike Weiss Gallery, New York.

Damien Cabanes est représenté par Galerie Eric Dupont (Paris)   

Posted by:initiart

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