Herman Daled, homme à la recherche intellectuelle et à la sensibilité innée, il cherche la connaissance dans la vie et voit la beauté dans la vérité. Il lâche ses émotions et se laisse perplexe. Homme de modestie et d’exigence, il se donne un rôle du post-scriptum tout en vivant sa vie comme l’un des plus ardents partisans de l’art conceptuel. Voici notre entretien avec Herman Daled, le collectionneur des objects de connaissance et d’expérience.
CHAPTER 1. Meeting Herman Daled
When we sat down in the living room of the famous Maison Wolfers where Mr. Herman Daled lives since 1977, I was nervous, Herman was confused. Notorious for turning down interview request, I knew my luck to be sitting there and my real challenge to make him talk. He looked as anxious as I was, a little impatient. “I don’t know why you wanted to interview me,” he said, “as you can see, I am not an artist”. So we laughed, and started our time travel back to 1966.
A man of intellectual pursuit and innate sensibility, he seeks knowledge in life and sees beauty in truth. He lets go of his emotions and he allows himself moments of perplex. A man of modesty and exigency, he gives himself a footnote role while living his life as one of the most ardent supporters of conceptual art. “I don’t deserve any credit except that I was a bit fool!” He laughed. “But it’s true! Because I don’t know what took hold of me… now that I have to live through all these again…” A long, long pause… I dared not to disturb him.

CHAPTER 2. Three Chairs and A Peeling Wall
The walls are peeling, time elapses. The house is bare, in semi-ruin. Empty chairs and empty walls, it’s a rule in the house – not to crucify art on the walls.
Herman finally stood up to slide open the doors on both sides of the living room. Huge volumes of the 1930 Henry van de Velde building revealed. Again, empty chairs and empty walls. Three white chairs are posed in front of the window, each with a tin of paint and a brush sit neatly on it, rather conceptually. “This is not a work of art”, declared Herman. I know. “How did you know?” He was intrigued. Hidden behind the serious look of a radiologist is a very special sense of humor. He has the rebellious genes of 1968 in him. His children offered him chairs and paints for Christmas, and it’s the father’s task to paint the chairs blue, red and green. So here they are neatly arranged, intact. A joke for his guests who expected him to perform a collector’s role?! I tried to image a 36 year-old young man cashing half of a car for a piece of A4 paper signed by a certain Weiner.
CHAPTER 3. The Hotel and The Collection
Taking the path through the garden to the garage, I looked up again at the 3-storey hôtel particulier. It turns its side to the road in an “L” shape, cleverly creating a secret garden at the centre. Discretion is the catchword.
When I met Herman again in Venice, he told me that the collection finds its ultimate home in the permanent collection of the Museum of Modern Art, New York. A collection that rightly compensates MoMA’s lack of the root of conceptual art.
Selina Ting,
Paris, 6 October 2011
Être collectionneur ou devenir collectionneur?
Selina Ting : De temps en temps, vous êtes invité à participer à des colloques ou à donner des séminaires à propos de la position du collectionneur d’art. J’ai lu un article que vous avez écrit en 2001 sur les vices et les vertus du collectionneur, vous vous intéressez toujours à ce sujet ?
Herman Daled: Un sujet de réflexion actuel pour moi, et qui me concerne, c’est ce que c’est qu’une collection et le statut du collectionneur. A propos des collections, il faut distinguer « faire une collection » et « avoir une collection ». En ce qui concerne le collectionneur, il faut distinguer « être un collectionneur » et « devenir un collectionneur ». Donc, il y a quatre mots clés : « faire » et « avoir » ; « être » et « devenir ». Prenons le cas du collectionneur, que je ne suis pas (et ça m’énerve toujours) c’est « être » et « faire ». Quelqu’un qui « est » collectionneur et qui veux « faire » une collection, a une idée au départ. Et une fois qu’il s’est lancé dans cette aventure, il n’a de cesse que de la compléter et de la rendre la plus complexe et la plus exemplaire possible. Est-ce un vice ou une vertu ? Je ne sais pas. Je ne suis pas expert ou historien de l’art, je vous rappelle que je suis médecin.
Les philatélistes, par exemple, ont des albums dans lesquels les pages sont pré-imprimées avec des petits carrés blancs. Quand vous avez la collection complète d’une certaine édition, tous les carrés sont remplis. Ça, c’est diabolique, machiavélique, car pour le vrai collectionneur, qui veut faire une collection, tant qu’un petit carré blanc reste, il est malade ! Il veut absolument le combler. C’est la même chose pour certaines personnes qui veulent faire une collection d’art. Autour de moi j’ai des tas d’exemples… Il faut un « guideline », il faut une espèce de cadre quand on fait une collection. Ce cadre peut être strict, peut avoir des limites floues, ce cadre peut évoluer, mais la personne en question est collectionneur et fait une collection.
Je passe maintenant à l’autre, celui-là qui devient collectionneur et qui a une collection. On peut prendre l’exemple de quelqu’un qui s’intéresse à la musique, le jazz par exemple. Il achète des disques pour écouter la musique et c’est ça qui l’intéresse, il est passionné. Il en achète de plus en plus, mais son but c’est de s’intéresser à la musique. Après un certain temps, il aura une pile de disques. Si ces disques sont de qualité, ont un intérêt historique, économique ou d’archive, il a une collection, mais il n’a pas fait une collection. Et il est devenu collectionneur. Moi, je me mets dans la seconde catégorie. Je n’ai jamais voulu faire une collection, je ne suis pas collectionneur, mais j’ai une collection et je suis devenu collectionneur. C’est clair ?
ST : Oui, c’est très clair !
HD : Je crois que c’est très important.
ST : Dans le deuxième cas, le collectionneur évolue en même temps que ce qui se passe. Alors que dans le premier, il s’agit d’une obstination à obtenir certaines choses bien précises, et il est constamment en concurrence afin d’être la première personne à compléter les carrés blancs.
HD : Quelqu’un qui veut faire une collection d’art conceptuel actuellement va essayer d’avoir des œuvres de tous les grands artistes de l’époque, Lawrence Weiner, Carl Andre, Sol Le Witt, etc.
A collecter c’est prendre ce que l’on
trouve au hasard de ses déplacements.
C’est pourquoi je dis que ce que
j’ai fait est une collecte de plusieurs années,
mais pas une collection.
ST : Mais le temps s’est écoulé, l’époque est déjà passée, donc, selon vous, ça ne serait plus possible aujourd’hui?
HD : Il y a un autre aspect des choses sur lequel j’aimerais aussi insister, il s’agit de la différence entre « collectionner » et « collecter ». « Collectionner », comme je l’ai dit, vient avec l’idée de faire une collection, de chercher les œuvres et de faire un ensemble harmonieux. Tandis que « collecter », c’est ramasser en se promenant. A l’église, on collecte (une personne circule avec un petit récipient pour collecter de l’argent). A la campagne, dans le temps, on collectait les bidons de lait. Donc le mot « collecter » suppose une errance. En Anglais, on dit « wandering », to wander. Aller et se promener. Quand vous vous promenez, vous collectez, par exemple, un bouquet de fleurs. Naturellement, le bouquet de fleurs va traduire le territoire sur lequel vous étiez. Si vous vous promenez dans un bois vous aurez un bouquet de fleurs différent que si vous vous promenez le long d’une rivière. Donc, collecter c’est prendre ce que l’on trouve au hasard de ses déplacements. C’est pourquoi je dis que ce que j’ai fait est une collecte de plusieurs années, mais pas une collection.
ST : Depuis le XIXe siècle, on a beaucoup parlé de cette image du flâneur, qui se laisse guider par la curiosité et le hasard qu’offre la métropole. Est-ce qu’il y a des correspondances entre « flâner » et « collecter » ?
HD : C’est un peu la même idée.
Le Commencement
ST : Comment avez-vous débarqué dans cette longue promenade ?
HD : Je me suis intéressé aux arts visuels parce que dans ma famille on s’intéresse aux arts visuels depuis trois générations. A la maison, il n’y avait pas de musique, pas de littérature, mais il y avait des peintures partout. Grâce à mon grand-père, j’ai vécu au milieu de l’art primitif flamand. Puis, mon père qui a voulu se différencier de son père, s’occupait des peintres de l’Expressionisme flamand. A mon tour, j’ai fait autre chose.
ST : Donc l’art contemporain…
HD : J’ai été très influencé par deux personnes dans ma vie. La première, c’est le Professeur Albert Claude, cytologiste et Prix Nobel de médicine. La seconde personne est un poète.
ST : Un poète plutôt qu’un artiste ?!
HD : Oui, un poète magique [rires] ! C’est bien Marcel Broodthaers! C’est un poète qui a fait de l’art, mais c’est un poète. Ce qui a été particulièrement déterminant, c’est l’influence du Professeur Claude. En 1969, il y a eu le « Moon Landing », qui a beaucoup impressionné le grand public. Mais le Professeur Claude, qui a reçu le Prix Nobel en 1974, a fait le trajet inverse. Il est parti du monde visuel qui nous entoure pour aller jusqu’à la cellule. Ramené à l’échelle, c’est déjà un trajet énorme. Puis, de la surface de la cellule, il est rentré dans la cellule. Comme ont été ramenés des échantillons de lune, il a été le premier à ramener des échantillons de ce qu’il y a à l’intérieur d’une cellule. Le trajet monde visuel – lune et le trajet monde visuel – cellule, c’est la même distance, l’un vers l’infiniment petit, et l’autre vers l’infiniment grand. Outre ses qualités scientifiques exceptionnelles, c’était un homme qui était intéressé par la musique. Il était complètement investi dans la musique contemporaine (Iannis Xenakis, Pierre Boulez, etc.). C’est lui qui m’a dit qu’il fallait que je m’intéresse à l’art contemporain et que je quitte les ornières de ma culture familiale. C’est ça qui m’a poussé, à partir de ce moment-là, en me promenant, à essayer de voir ce qui se faisait actuellement. Et c’est comme ça qu’un jour, en 1966, j’ai débarqué dans une galerie à Bruxelles où j’ai découvert le travail d’un artiste qui m’était totalement inconnu et dont j’ai immédiatement acheté une œuvre qui était exposée là. Et c’est comme ça que j’ai fait la connaissance de Marcel Broodthaers. Parce que le soir, il y a eu un diner, comme après chaque vernissage, et on était trois. Il y avait le galeriste, l’artiste et moi. A l’époque, les vernissages se passaient comme ça, on était deux, trois, quatre… cinq c’était beaucoup. A partir de ce moment-là, on est vraiment devenu des amis très proches. J’ai eu une relation extrêmement suivie avec Marcel, et je me suis beaucoup intéressé à son travail.
ST : Quel âge aviez-vous à l’époque ?
HD : Je suis né en 1930 et tous ces artistes sont nés en 1938. J’ai acheté la première œuvre de Daniel Buren en 1969, et Niele Toroni aussi. Ils avaient tous les deux 31 ans. Je ne sais pas si vous connaissez ce gag…
ST : Le contrat ?
HD : Le contrat. En 1970, Buren m’a dit que je n’étais pas un garçon sérieux et que je devais un peu me concentrer sur ce que je faisais. Et on a fait un accord que pendant un an, je n’achèterai que des œuvres de Buren à raison d’une toile par mois. Ce qui fait que j’ai douze grandes toiles de Buren.
ST : Pourquoi une telle idée était-elle intéressante pour vous ?
HD : Il y a encore quelque chose que je dois vous expliquer. En plus de ce dont nous avons déjà parlé à propos de collection, on peut faire une distinction entre les objets en général. Il y a des grands et des petits, des lourds et des légers. Mais il y a aussi une autre distinction entre ce qu’on appelle les objets de connaissance et les objets de jouissance. Toujours sous l’impulsion du Professeur Claude, j’ai avant tout cherché des objets de connaissance, et je me suis méfié des objets de jouissance. Par exemple, et c’est authentique, dès qu’une œuvre me paraissait belle, je savais qu’il ne fallait pas que je m’y intéresse. Parce que quand vous éprouvez un sentiment de beauté, vous avez toujours un référent subconscient auquel vous identifiez ce que vous voyez. Je m’explique. Quand je dis « bel homme », j’ai l’impression que vous en voyez un mais en réalité vous en voyez un autre.
ST : David de Michel-Ange ou David Beckham ?
HD : [Rires] Il y a toujours un subconscient. Je crois qu’un « beau vieillard », c’est une image d’un vieillard avec tous les stigmates de ce que doit être un vieillard. J’étais médecin radiologue, j’étais professeur, j’avais des étudiants. En fin de matinée, on faisait des séminaires et je leur disais, « on va examiner un beau cancer ». Qu’est-ce que ça veut dire ? Cela veut dire que les images que j’allais leur montrer avaient toutes les caractéristiques de ce que les étudiants avaient pu lire. Parce qu’ils lisaient des descriptions d’un cancer de l’estomac, par exemple. Quand je montrais l’image qui correspondait au texte qu’ils connaissaient, ils le reconnaissaient et on disait que c’était un beau cas.
Il y a une notion de vérité dans la beauté, et toute vérité présuppose un énoncé antérieur.
J’en reviens maintenant à mon intérêt pour le mouvement conceptuel. Je crois que ce sont des objets de connaissance, qui nous montrent des aspects nouveaux qui ne relèvent ni de l’habilité, ni du savoir-faire, ni de la subjectivité de l’artiste. C’était très froid, très dépouillé. Donc, je me suis intéressé à ça parce que pour moi c’étaient des objets de connaissance et non des objets de jouissance. J’ai trouvé une entière satisfaction à tous ces documents ou œuvres en tant qu’objets de connaissance.
Je ne demande pas aux artistes de me faire du beau, ça ne m’intéresse pas. Mais je leur demande de me faire de l’intéressant. Je crois que le propre de tout créateur c’est de créer de nouvelles valeurs qui deviennent par la suite des valeurs esthétiques. Je ne suis pas un historien de l’art, je le répète, mais je crois que c’est un dénominateur commun à tous les artistes qui ont été d’authentiques novateurs d’avoir toujours été rejetés au départ, que ce soit les impressionnistes, les cubistes, etc., parce qu’ils dérangeaient, parce qu’ils apportaient du nouveau.
ST : Parce que les artistes sont en avance sur leur temps ?
HD : Les artistes ont une vision du lendemain, ils ont leur propre vision. Je n’aime pas le mot « progresser », je ne crois pas qu’il y ait du progrès dans l’art, mais il y a des évolutions. Et les artistes poussent l’art vers d’autres limites. Après l’art conceptuel, il y a eu la photographie, les installations, etc.
ST : Souvent, c’est avec le recul du temps qu’on comprend mieux ce qui s’est passé…
HD : Oui, il suffit d’attendre dix ans, vingt ans, trente ans que, par le biais des média, de l’éducation, de la visite aux musées, le public assimile ces images et qu’est-ce qu’elles deviennent ? Elles deviennent belles !
Les Objets de Connaissance
ST : C’est parce que vous cherchez des objets de connaissance que vous êtes contre l’idée de montrer les œuvres au mur ?
HD : Les objets de connaissance ne se mettent pas au mur. Je suis vraiment très hostile à l’accrochage de l’œuvre d’art. C’est une règle de vie, je ne veux pas d’art chez moi sauf quelques petits trucs qui traînent. Parce que, dès que vous mettez une œuvre au mur, c’est terrible, au bout de deux semaines, vous ne la voyez plus, c’est fini. Il m’arrive, quand je suis avec des amis et que je sens qu’elles ne vont pas être rejetées par des sarcasmes ou du mépris, de sortir les œuvres d’art. Je les mets sur les appuis de fenêtre, par terre, sur les fauteuils. On les regarde et le lendemain je range tout. Tous les plaisirs sont éphémères : la lecture, le théâtre, la musique, la visite au musée, les vacances, la gastronomie, etc. Je crois très fort à ça. Par contre, les bourgeois ont maintenant décidé de mettre les œuvres d’art aux murs où elles sont exposées de façon continue, permanente. Alors, elles se confondent avec le décor, avec le mobilier, elles sont mortes. Je crois que pour qu’une œuvre d’art ait vraiment son impact, il faut pouvoir l’examiner. Un livre, on le lit une fois, peut-être une deuxième fois s’il est très intéressant. Pourquoi une œuvre d’art doit-elle être mise au mur ?
ST : Mais n’est-il pas vrai que, quand on regarde à nouveau une œuvre, on peut en avoir une interprétation et une compréhension différente ?
HD : Ça peut changer au cours du temps. Les temps ont évolué, le regard change, la perception change. On ne regarde pas aujourd’hui une œuvre de 1966 de la même façon qu’à l’époque. C’est peut-être aussi influencé par ce que ces artistes ont fait après. J’en reviens à cette période entre 1966 et 1978 quand mon ex-épouse Nicole et moi avons fait des choix : c’était vraiment la phase émergente, créative, de ces artistes conceptuels. Je crois que tous les artistes ont une phase créative, et quand ils rencontrent le succès, ils ont une phase productive, c’est-à-dire qu’ils prennent des assistants, ils font de grandes œuvres, et après de grandes œuvres, ils font des œuvres monumentales. Je n’aime pas beaucoup le gigantisme.

ST : La première œuvre que vous avez achetée, c’est La Robe de Maria de Marcel Broodthaers en 1968 ?
HD : Oui.
ST : Vous l’avez toujours ?
HD : Oui.
ST : Vous la regardez parfois ?
HD : Oui, je la regarde avec beaucoup d’émotion, parfois ! Je suis très content de la découvrir, parfois !
ST : [Rires…] Pourquoi l’avez-vous achetée ? A quelle sorte d’impulsion cela répondait-il ?
HD : Les considérations sur le collectionneur m’intéressent plus que ce que j’ai fait. Je crois que ce qui est important c’est : qu’est-ce qui motive un collectionneur ? Je dis parfois que le collectionneur n’est peut-être qu’une paire d’yeux qui a la faculté de voir ce que d’autres essaieront de penser plus tard. C’est-à-dire qu’un collectionneur est un homme d’action. Il ne parle pas, il n’est pas critique d’art, mais il agit, il se porte acquéreur d’œuvres. Quand on reconnaît effectivement à ses œuvres une certaine valeur, il y a des historiens de l’art, savants, cultivés, qui font des thèses et qui expliquent des trucs que le collectionneur ne comprend pas !
ST : [Beaucoup rires] Génial !
HD : [Rires] Mais c’est vrai ! J’ai lu des choses sur la robe de Maria, sur la vacuité de l’œuf, la vacuité de la robe… je n’ai jamais pensé à tout ca.
Pour répondre à votre question, pourquoi j’ai acheté cette robe ? Pourquoi j’ai été si fortement impressionné ? J’en reviens au contexte politique de l’époque : on était avant Mai 68 et les artistes étaient hostiles aux institutions muséales et tendaient vers plus d’immatérialité, donc de choses énoncées, ce qui est tout à fait dans la ligne de l’art conceptuel. Quand j’ai vu cette Robe de Maria, j’ai vraiment eu l’impression que j’étais face à l’immatérialité et l’éphémère par excellence. C’est une œuvre qui avait été conçue par Marcel le jour-même. Sa femme Maria avait reçu le matin une robe de sa sœur qui habitait en Hollande. Marcel devait absolument faire une œuvre que le galeriste exigeait pour l’entrée de sa galerie. Quand le paquet est arrivé, il est allé acheter une grande toile sur châssis, il a mis un crampon, il a pris la robe, l’a mise sur un cintre, l’a pendue, il a pris un sac en papier et a mis des œufs dessus. Quand j’ai vu cette œuvre, j’ai cru qu’elle allait être détruite un mois après, parce que je ne savais pas si les mites allaient la manger ou ce que deviendraient ces matériaux. Mais c’est ça qui m’a motivé, parce que pour moi cela s’inscrivait dans le contexte [de l’époque]. Et toute cette absurdité ou provocation, on la retrouvait dans le geste d’acheter douze Buren l’un après l’autre, tous identiques. De même avec Toroni. En 1969, je lui ai acheté un rouleau de douze mètres. Trois ans plus tard, il faisait toujours les mêmes empreintes, alors, je lui ai dit que ce n’était pas la peine qu’il se fatigue à refaire un tableau, je lui ai racheté le même. Mais comme trois ans s’étaient écoulés, il avait augmenté le prix. Tous ces gestes avaient une portée. Je crois que c’est pour ça qu’on y prête aujourd’hui un intérêt.

ST : [Rires] Vous croyez que si vous n’aviez pas participé à certains projets d’art conceptuel, il y aurait eu d’autres collectionneurs qui auraient pu vous remplacer dans ces réalisations ?
HD : Oui, je n’étais pas seul, il y avait des collectionneurs en Allemagne, en Hollande, qui ont soutenu les artistes conceptuels. En ce qui me concerne en tout cas, c’est du hasard, et j’ai saisi le hasard. Je n’ai pas été doué d’une clairvoyance exceptionnelle. J’ai eu de l’enthousiasme, j’ai eu de l’intérêt pour la chose. Il se faisait que ces artistes conceptuels américains avaient une audience beaucoup plus grande en Europe qu’aux États-Unis. Parce qu’aux États-Unis, ils restaient plus matérialistes, ils étaient encore en plein dans l’Expressionnisme abstrait avec Clement Greenberg, etc. L’art conceptuel n’y avait pratiquement aucune audience. Par contre, en Europe, il y avait un ensemble de galeries et d’institutions muséales qui ouvraient leurs portes. N’oubliez pas qu’en 1969, il y a eu trois expositions majeures, When Attitudes Become Form à Berne, Op Losse Schroeven à Amsterdam, et Conception à Leverkusen. Puis en 1974 vous avez Documenta 5 avec Harald Szeemann, qui est la consécration de l’art conceptuel. Donc c’était vraiment un mouvement et ils n’étaient pas nombreux, ils étaient peut-être quinze en tout. Et le hasard faisait qu’à l’époque ils étaient tous invités en Europe. On leur envoyait un billet d’avion et ils réalisaient leurs pièces sur place. Par un autre hasard, à l’époque, les aéroports low-costs étaient à Bruxelles et au Luxembourg. Cela veut dire qu’ils débarquaient tous à Bruxelles. Et ils ne connaissaient qu’un artiste en Europe, c’était Marcel Broodthaers. Et alors, Marcel les amenait tous les soirs à la maison. Marcel disait à ses amis artistes, « ce soir, pas de problème, je sais où on peut aller, on peut boire, on peut manger, on peut fumer et en plus il achète. » Et c’était vrai !! Comme c’était en majorité des œuvres en papier, c’était très facile à transporter. Ils venaient avec à la maison, ils les laissaient et ils repartaient avec un chèque ou avec du cash. C’est comme ça que ça c’est fait.
ST : Est-il possible de comprendre la valeur des œuvres d’art conceptuel en terme monétaire ?
HD : Je vous donne un exemple, une œuvre de Lawrence Weiner, qui était une feuille blanche de format A4 au mur, avec deux petites aiguilles, et sur laquelle était écrit « middle of the road », ou bien « be right of the centre », ou bien « as if it were », etc., ça coutait une demie-voiture ! Et ça, de la part de Lawrence, c’était très intelligent et très pertinent, parce qu’il voulait par là signifier que pour lui c’était l’équivalent d’une œuvre d’art conventionnelle, que ce soit une peinture, un dessin, un bronze, etc. Donc, ça devait se vendre le prix d’une œuvre d’art. Encore fallait-il, pour que sa démarche réussisse, qu’il trouve des… [rires] acheteurs qui étaient prêts à dire « oui, je suis d’accord ». Je n’étais pas le seul mais il y en avait très très peu. Et on a acheté ça pour des œuvres d’art. Et maintenant c’est la même chose. Tout l’art conceptuel était comme ça… Richard Long, ça coutait une voiture !
ST : Rétrospectivement, que pensez-vous de votre rôle dans le monde de l’art à l’époque ?
HD : Vous savez, je n’ai aucun mérite. Je suis tout à fait convaincu de ça. J’ai simplement été « the right man in the right place at the right moment » ! Ce n’est rien de plus, rien de moins qu’un effet du hasard. Je n’ai aucun mérite sauf d’avoir été un peu fou ! [rires ] Mais c’est vrai, je pense avoir été un peu fou, parce que je ne sais pas ce qui m’a pris… [Pause] Maintenant que je dois revivre ça…[Pause] Mais c’était fou, c’était fou, parce que… [Pause longue] Enfin, je ne sais pas. C’est très bizarre, parce que je ne suis pas un garçon fortuné du tout, je n’avais comme seul revenu que le revenu de mon travail.
ST : Ces années autour de 1968, c’était une période où les jeunes étaient avides de nouvelles idées et voulaient rompre avec tout ce qui était conventionnel. C’était une époque très marquée par l’idée révolutionnaire.
HD : Oui, je crois que vous avez raison. Parce que ce que j’ai pu faire à l’époque, je n’ai pas pu continuer à le faire après et je ne pourrais pas le faire maintenant. Faire une collection dite d’« avant-garde », c’est une occasion qui s’offre. Ça ne s’improvise pas. Il faut avoir face à vous un groupe d’artistes. Et là, je distingue très fort le mouvement artistique de ce qui se fait actuellement. Un mouvement artistique c’est un groupe de créateurs solidaires, qui ont les mêmes préoccupations mais qui les réalisent sous des aspects différents. Ces travaux considérés dans leur globalité sont susceptibles de susciter votre intérêt. Je dis toujours que c’est comme un surfeur sur la vague. Le surfeur c’est le collectionneur, la planche c’est les moyens logistiques dont il a besoin, c’est-à-dire un peu d’argent, un peu de temps, mais l’essentiel c’est la vague. Il y a eu de temps en temps dans le monde de l’art des vagues qui ont radicalement changé la façon d’approcher l’art.
Ce qui se passe maintenant, c’est qu’il n’y a plus de mouvement mais des vagues artificielles qui sont suscitées par les media, et chaque année ça change. Pour moi, le monde de l’art est devenu maintenant un Jacuzzi ! [rires…]
Munich 2010
ST : Vous avez montré la collection l’année dernière au Haus der Kunst à Munich. C’était une démarche assez inhabituelle pour vous, j’imagine.
HD : C’est Chris Dercon, directeur de Haus der Kunst, qui vient d’été nommé à la Tate Modern et que je connais depuis très longtemps, qui a insisté pour que je présente la collection à Munich. J’ai dit à Chris « d’accord », mais il savait que le problème, c’était que je ne savais pas ce que j’avais. Parce que j’ai accumulé des choses mais, comme vous voyez, je n’ai rien chez moi. Il m’a dit, « pas de problème, je t’envoie une équipe et on va faire l’inventaire ». Il y a deux personnes qui sont restées ici pendant deux mois et qui ont fait l’inventaire de toute la collection. Quand ça a été fait, ils ont décidé de faire un « cut », et ils ont dit qu’ils allaient présenter à Munich les acquisitions – c’est un mot important – faites entre 1966 et 1978. Donc, ce que représente cette exposition à Munich… évidemment ça s’appelle collection, mais pour moi c’est un échantillon, un témoignage, j’emploie le mot « leftovers», les résidus. Mais Munich n’aime pas ce mot. Ils l’ont censuré car ce n’est pas chic [rires…]. Donc moi j’appelle ça les « leftovers » de ce que fut mon action, de ce que j’ai pu faire en flâneur, en collectant, pendant cette période, et qui est devenu un témoignage de ce qui s’est fait à cette époque parmi un groupe d’artistes qui maintenant a acquit une importance historique que tout le monde reconnaît.
ST : Comment vous sentez-vous en découvrant les œuvres accrochées sur un mur, montrées au public ?
HD : Je les ai trouvées très bien. Je ne suis pas intervenu lors de l’organisation de l’exposition. Et je suis très content de l’accrochage et du travail de l’équipe du musée. Il faut ajouter que, un des intérêts de l’exposition de Munich c’est que, par chance, Nicole a conservé toutes les archives à l’époque. Ce qui était très important à l’époque c’était l’importance des imprimés. Il faut replacer ce mouvement conceptuel dans le contexte politique et économique de l’époque. Pour les États-Unis, c’était la guerre du Vietnam, les contestations d’étudiants à Berkeley ; en Europe, c’était Mai 1968, etc. Il y avait un mouvement très fort dans lequel les artistes conceptuels se trouvaient engagés. Et effectivement, ils essayaient de boycotter, ou de contourner, les institutions culturelles. Par exemple, ils faisaient des imprimés pour les expositions qui étaient parfois plus importants que les expositions elles-mêmes. D’où l’importance des archives. C’était très intéressant à Munich, vous aviez au mur les œuvres, et en face des œuvres, des vitrines. Mais la ligne de démarcation entre œuvres et imprimés (ou archives) était tout à fait floue. On ne savait pas si l’œuvre était là ou si tout était œuvre. C’est très caractéristique de l’époque. Mais c’est le passé, c’est l’histoire, c’est mort. Enfin, c’est ça l’histoire.
ST : Merci beaucoup !